8- Enfants sur l’estive
© M. Thevenin et GéObs, 2015 (Extrait de carnet de route)

Massif du Bingöl, altitude 2700 m

Au petit matin, au mieux vous vous réveillerez au milieu d’une famille, couché dans l’espace de réception de la tente sous un velum traditionnel en poils de chèvre, coincé entre un ferme matelas posé à même le sol, sur les tapis, et une lourde couette, tous deux en laine. Vous aurez sans doute mal au cou, votre large coussin bien tassé, lui aussi en laine, ayant coudé celui-ci toute la nuit, et vous aurez mal dormi à cause du bruit incessant que font les chiens, les ânes, et les brebis restées au campement. Vous penserez la prochaine fois à prendre des bouchons d’oreille pour atténuer tout ce bruit qui ne cessent pas avec l’obscurité. Je vous conseille aussi de vous lever avant tout le monde, vers 5h, d’aller vous poser un peu au-dessus en faisant attention aux molosses, qui sont enfin épuisés, de vous asseoir sur un rocher et d’observer le camp sortir de sa torpeur nocturne, tout doucement.

Tout d’abord, vous verrez les femmes s’activer en premier, toujours, ranimer les foyers, les poêles à bois, allumer les bonbonnes de gaz, aller chercher de l’eau et mettre en route le thé, accompagnées par les chants des coqs et les bêlements des brebis blessées. Les femmes, jeunes et moins jeunes, sont le moteur du campement. Au fur et à mesure, de chaque tente s’échappera alors une mince colonne de fumée à l’odeur épicée. Puis, le premier enfant apparaît, hésitant, titubant, les yeux embués de sommeil, les joues brûlées par le soleil, suivant avec un temps de retard sa mère s’agitant déjà. Viennent ensuite comme un chapelet, les jeunes frères et sœurs. Enfin, les anciens décoincent leurs corps usés par des années de nomadisme en foulant d’un pas lourd d’expérience cette herbe que des nombreuses générations avant eux sont venues chercher. Les hommes restés au campement attendent le retour de leurs frères, de leurs cousins, ayant passé toute la nuit auprès des troupeaux pour les relayer. D’autres, les frères aînés, les chefs de famille, où les cousins des villes se préparent pour le négoce. On commence à charger la production de la veille ou de la semaine (fromages, laines) sur les camionnettes, et à faire monter les bêtes à réformer.

Vous repenserez aux chemins qui vous ont amené jusqu’ici. Vous aurez sans doute la sensation habituelle de regarder un monde fragile qui survit hors du temps et de la modernité. Mais le pastoralisme dans cette région vit depuis plus de 5 000 ans, s’adaptant à chaque fois aux soubresauts des décideurs du moment et de leur vision toujours changeante de la modernité. Le besoin reste le même : aller chercher l’herbe là où elle est. C’est sûr, les enjeux actuels sont énormes, à la fois sociaux, économiques et environnementaux, mais aussi identitaires. Rarement dans l’Histoire humaine, les communautés pastorales n’ont eu à affronter une telle convergence de problématiques. Gageons ici que la résilience des bergers trouve encore les moyens de sa pérennité et de leur faculté d’adaptation. Changer pour que rien ne change…

Préc. Suivant