5- Des tentes et des Hommes
© M. Thevenin et GéObs, 2015 (Extrait de carnet de route)

Quelque part sur les alpages

« Au bout du 4e campement, la question s’impose : où vais-je dormir ? Et la réponse intervient naturellement au détour d’un échange avec la famille qui m’accueille depuis deux heures maintenant. On me dit qu’il faut y aller, le chauffeur s’impatiente, il a faim, il a jeuné, il voudrait bien rentrer chez lui. C’est aussi un éleveur et son campement n’est pas loin. Il est employeur de deux bergers, parle des familles à qui il loue son alpage comme de ses villageois. Si je dors chez lui, c’est qu’il est la personne chez qui l’inviter doit être reçu, un Agha.

Sa famille sera fort accueillante comme toutes les familles ici. À peine suis-je déposé dans la tente des invités que je suis livré à une douzaine de personnes. On m’entoure, beaucoup de femmes, mères, jeunes femmes, toutes voilées mais le visage découvert, et des enfants. Les questions fusent, les sourires dansent, les rires m’emportent, et je suis heureux. Le agha assis à côté de moi, trône sans vraiment gouverner. Je travaille mon kurmandji et je répète une dizaine de fois que je suis français. La matriarche, téléphone à l’oreille, me redemande une onzième fois le nom de mon pays pour le délivrer aussi sec à son interlocuteur à l’autre bout du fil. La France, un pays, quelque part en Europe…

Je romps le jeûne avec l’ensemble de la famille, la soirée se termine doucement sur mon diaporama (une série de photos sur les pratiques des bergers français), quand en pleine discussion, le bruit d’un moteur qui approche préoccupe mes hôtes. Dehors, la nuit tombe trop délicatement à mon goût sur les chiens qui aboient (un grand coup de massue céleste sur leur crâne eut été préférable tant leur aboiement incessant devient insupportable!). On me dit « Guérilla », « Reste assis sous la tente », « Ne prends pas de photos », « Ne te montres pas ». Des membres du PKK (Partiya Karkerên Kurdistan, parti des travailleurs kurde) sont là. Considérés par la Turquie, l’EU et les USA comme des terroristes, refugiés dans les méandres des coulées basaltiques des montagnes de ces régions, ils viennent prendre quelques agneaux puis s’en vont. Rackets, dons, impôts révolutionnaires, échanges de bons procédés? Je ne le saurai pas. Ces alpages furent interdits d’accès aux éleveurs durant plus de vingt ans en raison de la guerre qui oppose le PKK à l’armée turque. Ils sont de nouveau réouvert depuis 2003. Le PKK est toujours là, mais l’armée n’est plus présente.

Le lendemain, le réveil se fit tout en douceur. Un « Mikail, em herin ! » (Michael, nous partons !) est lâché par le agha sur un ton très proche de celui que pourrait émettre un générateur qui viendrait de se rallumer au petit matin. Je regarde ma montre : 5h36. À 5h41, je suis dans la camionnette et nous redescendons… »

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