3- Transhumance !
© M. Thevenin et GéObs, 2015 (Extrait de carnet de route)

Pâturage d’hiver, région de Batman, altitude 1000 m

« Il faut bien admettre que ma présence ici était appréciée avec beaucoup de scepticisme. De fait, que faisait un touriste baragouinant un kurde improbable au milieu de ruines, même pas d’époque grecque, romaine ou seldjoukide, dans un paysage désertique, même pas saharien, photographiant, comble de l’irrévérence, des moutons ? Vraiment, cela ne paraissait pas très sérieux et je sentis pour la unième fois ce regard un peu moqueur sur mon comportement forcément suspicieux. Je ne m’attardai pas et après avoir appris le lieu de destination et leur appartenance tribale, je lâchai ma garde rapprochée (éleveurs et camionneurs), occupée pour l’heure à charger les moutons, pour rejoindre les campements à quelque cinq cents mètres de là, posés en aval d’un ciel qui s’assombrissait.

La première famille avait déjà tout remballé. On patientait, assis par terre, sur les quelques tapis de feutre encore déroulés, les ustensiles rangés autour. Je tins mon discours de présentation sur une estrade de vent tout en cherchant du regard un interlocuteur intéressé. La conversation ne prenant pas, je pris congé et me dirigeai vers le deuxième campement.

Là, je fus accueilli par un ancien, mais ce furent les tentes que je saluai. Celles-ci, réduites à leurs plus simples expressions étaient encore debout. Je retrouvais ce vélum en patchwork qui me fascinait tant, mais ici point de doublage en nylon. Le tissu était abîmé, livré à lui-même, supportant seul les tensions des montants. J’avais à faire aux tentes secondaires, celles déployées durant les transhumances, nécessairement plus sommaires que celles installées durant les périodes de résidence.

L’ancien me fit asseoir, me fit boire et manger. Il me laissa à ses silences, et se soulagea avec les miens. Je pus prendre quelques photos des tentes, mais uniquement de celles-ci, tout le monde s’écartant à la vue de l’objectif. La séance ne dura donc pas. Il me proposa alors d’aller voir son troupeau qui paissait derrière la colline. Sur la crête décharnée, je ressortis mon appareil pour saisir le paysage et tentai une nouvelle fois de faire le portrait de mon hôte. Mais il s’y refusa promptement dans une mélopée effrayée où un mot cognait constamment : « askari ! askari ! ».

« Militaire, militaire….photos…télévision…militaire, militaire ! ». Cette séquence verbale, entrecoupée de phrases inaccessibles pour mon vocabulaire en bas âge, me permit néanmoins de cerner le problème et mit définitivement un terme à mon obscène obsession photographique. Je repartis vers les camions mon appareil en berne. Le souffle de l’orage qui s’annonçait derrière moi me tapotait sur l’épaule et me ramenait à ma garde rapprochée. Trois camions étaient à présent chargés et attendaient patiemment les deux autres. Les nomades s’affairaient à monter leurs paquetages sur les toits. Je regardais ma montre : elle indiquait 16h. Il était temps de rentrer, j’en avais assez et j’étais fatigué. Le lendemain, je prenais l’avion.

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